A Conakry, bien souvent, le coq est devancé par le Muezzin qui appelle à la prière dès l’aube, bien avant que le soleil ne soit apparu sur l’horizon. Allaaaaahou akbaarou, allaaaahou akbar… Cet appel est de fait pour la plupart des Conakrykas, musulmans pratiquants, un appel à se lever pour faire ses dévotions et à débuter sa journée dans la bienveillance de son Créateur.
Pour les autres et les dilettantes, cet appel souvent relayé par des sonos sur-vitaminées est en tout cas difficile à ignorer, plus efficace qu’un réveil matin (impossible de la couper, de le mettre sur off). Il marque donc pour la grande majorité le début d’une nouvelle journée.
Doucement, inéluctablement, le soleil regagne la place qu’il avait abandonné la veille à la lune, et réchauffe une atmosphère pas vraiment douce et toujours un peu lourde mais qui pour certains est ce qui se rapproche le plus de la fraîcheur. De fait, les 25 degrés Celsius sont vite dépassés, accompagnés d’une touffeur qui peu à peu enveloppe tout ; une chaleur humide qui colle à la peau, et vous « habille » pour la journée. Impossible à ôter, c’est elle qui décide de vous dévêtir ou pas…
La poussière qui s’était redéposée au sol pendant les rares heures d’accalmie de la nuit reprend sa suspension dans l’air déjà lourd, aidée en cela par les balayeurs et balayeuses du petit matin qui tentent de donner un semblant de propreté à la devanture de leurs habitations et par les premiers passants aux pas traînants qui quittent leur asile de la nuit.
D’évanescentes fumeroles dégagées par des amas de feuilles et de déchets qui brûlent dans les caniveaux viennent apporter une touche olfactive supplémentaire à cette ambiance de petit matin dans les rues de la capitale guinéenne.
Des rues qui peu à peu s’animent alors que le disque solaire est déjà bien installé dans le ciel « azurement » bleu, quoique voilé par une évanescente brume qui en adoucit l’intensité du rayonnement.
Les enfants de tous âges, la plupart « uniformisés » s’échappent par petits groupes des concessions et forment rapidement des nuées, parfois encore un peu somnolentes, qui se dirigent vers leurs établissements scolaires respectifs, suivis de près par des cohortes d’étudiants bien sapés qui d’un pas décidé s’en vont rejoindre leurs amphis et autres temples du savoir et de l’apprentissage.
Certains s’arrêtent en chemin, l’espace d’un instant, auprès d’une Tantie qui propose des sandwichs aux haricots (idéal pour se plomber l’estomac et patienter jusqu’à la fin de la journée...) ou à l’omelette agrémentés d’une bonne dose de mayonnaise Bama (la fameuse), ou encore une assiette de foutti au « doux » parfum de odji. D’autres préfèrent boire de la bouillie de maïs sucrée vendue en petits sachets plastiques ou encore croquer des beignets « bien frais » à peine sortis de leur bain d’huile frémissante. Bon appétit !
Mais pas le temps de s’attarder, ils reprennent bien vite leur place dans la vague naissante, ondulante, qui inexorablement progresse, tout en faisant attention à ne pas faire trop d’écart, car ici pas de trottoirs ou très peu. La limite entre l’espace dédié aux piétons et celui réservé aux voitures et autres véhicules est fonction des forces en présence. Alors que la circulation des véhicules reste encore limitée les grappes juvéniles peuvent encore se permettre d’occuper une partie de la voie de circulation.
Mais cela ne dure pas. Très vite les bonbonnas s’y agglutinent pour constituer d’interminables chenilles dont les corps souples, toujours au moins partiellement en mouvement, se développent au rythme incessant de l’arrivée de nouveaux éléments, et occupent une grande partie de la bande d’asphalte. Les vibrionnantes motos ne sont pas en reste accompagnant, dépassant, interrompant parfois les colonnes de bonbonnas au péril de leur fragile équilibre. Rapidement les voitures aussi se mêlent à ce ballet désordonné où chacun de gré ou de force trouve sa place. Au final bien souvent tout l’espace de circulation est systématiquement occupé, pas un centimètre carré n’échappe au flux continu de véhicules.
Dans ce tétris géant, arrive alors le moment où l’espace est tellement saturé que le game-over n’est plus très loin. D’ailleurs voilà, tout s’arrête, plus rien ne bouge. Les chenilles se figent. La partie semble terminée. De longues secondes s’écoulent pendant lesquelles seuls les klaxons essayent de redonner du mouvement à l’ensemble, sans grand succès.
Et puis sans savoir ni pourquoi ni comment, le mouvement vers l’avant reprend comme si une main invisible venait relancer une nouvelle partie. Aussitôt toutes les « briques » se remettent à bouger, tentant de s’imbriquer au mieux et surtout de prendre les devants pour échapper au prochain blocage, au prochain game-over.
Pour les piétons, dans ce moment, la plus grande prudence s’impose. Le moindre écart peut être fatal pour leur intégrité physique. Les klaxons réveillent les derniers badauds encore ensommeillés. Oups c’était tout juste. Celui-ci a dû sentir le souffle du bonbonna dans son dos et lui a échappé au dernier moment d’un mouvement de hanche salvateur.
Des hommes en tenue positionnés à des points plus ou moins stratégiques du parcours, sifflet à la bouche, agitent fébrilement leurs bras, parfois prolongés d’un bout de tube en plastique rigide, pour essayer de faire respecter les règles de cette partie qui semble ne pas en avoir.
Trriii, trrriiii ! Un policier vient de se jeter brutalement en travers du flux de véhicules pour tenter de l’interrompre et permettre à quelques élèves de le traverser. La manœuvre est audacieuse. Elle demande une certaine témérité et beaucoup d’expérience. Il s’agit de ne pas se lancer à moitié, mais bien plutôt de plonger à corps perdu dans la mêlée pour s’y imposer. Le flux s’interrompt, le temps pour le petit groupe de se faufiler dans l’étroit passage que l’homme réussit à maintenir ouvert quelques instants. Mais à peine le dernier enfant a-t-il traversé, le passage se referme instantanément. L’héroïque Moïse de la circulation échappe de justesse à une prise en étau au milieu des carrosseries de nouveau à touche-touche, grâce à un dernier sursaut et un coup de tube asséné avec force sur le capot d’un taxi pour calmer les ardeurs d’un chauffeur un peu trop impatient. Il rejoint sa place sur le bord de la route le temps de reprendre son souffle et ses esprits, et en attendant la prochaine cascade qu’il devra tenter pour accomplir sa mission, pas impossible mais quand même risquée et à l’issue incertaine. Respect !
Au rythme des battements de volets métalliques, les boutiques ouvrent et les étals se reforment au bord de la route et au cœur des marchés ; les fruits, pour certains plutôt exotiques (raisins, pommes, poires, ...), s’empilent à l’ombre d’abris de fortune ; les articles utilitaires, électroniques, …, chinoiseries déversées à flot quasi continu depuis le port tout proche, sont sortis des arrières boutiques ; au fronton des échoppes, les guirlandes de sachets de lait en poudre et/ou de cafés lyophilisés sont suspendues pour attirer l’œil des chalands ; les «occases» venues d’horizons divers et variés sont agencées sur les devantures pour tenter de susciter l’intérêt des passants ; de l’antre surchauffée des fournils, les baguettes encore chaudes s’échappent par fournées entières, direction les points de ventes disséminés dans le quartier ; sur les marchés, les produits, encore à peu près frais à cette heure, prennent leur place sur des étals fait de bric et de broc, plus ou moins protégés par des parasols ; les téméraires vendeurs à la sauvette s’insèrent au milieu des flots mécanisés malgré un goudron qui déjà exhale une chaleur à même de ramollir les ardeurs des plus courageux ; les ateliers ouvrent leurs portes accueillant leurs premiers apprentis prêts à répondre aux injonctions plus ou moins bienveillantes de leur « Maitre » ; …
Quand aux bandes de chiens faméliques qui avaient pris possession des routes et des chemins de la capitale aux dernières heures de la nuit, elles se mettent au point du jour en quête de recoins discrets, pour poser leurs carcasses décharnées et échapper aux dangers naissants de la ville qui se réveille et sera bientôt pour eux inhospitalière. Une vraie vie de chien !
Une nouvelle journée commence dans Conakry, la tumultueuse !