Partir à tout prix
« Je m’appelle Amadou Sow
J’ai 20 ans.
Je vis au Fouta dans la concession familiale, entouré de ma grande famille (père, mère et belle-mère, frères et sœurs, demi-frères et sœurs, oncles et tantes, …) dans un village de quelques centaines d’âmes. Je suis actuellement en terminale au lycée de la ville. Mes parents se sacrifient pour moi et me soutiennent au quotidien. Ils sont très fiers de moi, eux qui n’ont pas eu la chance de faire les bancs au-delà du primaire.
Je prépare donc mon bac.
Enfin j’essaye…
Car bien au-delà des révisions qui occupent une part importante de mon temps, mon esprit est déjà Ailleurs.
Les formules mathématiques, les textes de la littérature africaine, les cartes de géographie de la Guinée défilent devant mes yeux, abstraits, sans saveur, inutiles. A quoi bon apprendre…
Et d’ailleurs comment continuer à apprendre quand tout mon esprit est envahi par une idée simple qui tel un mantra y tourne en boucle : « partir, partir et rejoindre l’Eldorado ( l’Eurodorado ) ».
Cette idée semble m’avoir ôté toute capacité de réflexion. C’est vrai que c’est assez effrayant, mais aussi totalement euphorisant. Un peu comme une drogue : je suis totalement addict. Impossible de me désintoxiquer… C’est un peu comme un shoot permanent qui me fait fantasmer cet Ailleurs que j’aspire tant à rejoindre.
D’ailleurs il n’est vraiment pas difficile de trouver ma dose quotidienne. Il suffit que j’aille faire un p’tit tour sur les réseaux sociaux pour trouver ce qui me fait voyager.
N’essayez même pas de me raisonner. La Raison n’a rien à voir avec tout ça.
J’aspire à partir, non pas que je n’aime pas mon pays ; bien au contraire. J’aime viscéralement mon pays, ma famille, mes proches. Et je ne pense pas un instant partir sans «me retourner » un jour.
Mais je DOIS partir… pour réussir ailleurs.
Ici qu’est ce qu’il ya pour moi ? Rien !
Pas d’avenir transcendant ! Pas de perspectives enthousiasmantes.
En tout cas ici au village, pas grand-chose à espérer. Je ne suis pas l’aîné. C’est donc mon grand frère qui un jour reprendra la concession familiale. Quand aux terres de nos parents, une fois réparties entre nous tous (si elles le sont un jour…), les frères de différentes mères mais d’un même père, il ne restera pas grand-chose pour chacun ; en tout cas certainement pas suffisamment pour faire vivre une famille, peut-être tout juste de quoi survivre. Mais j’aspire à plus, oh oui bien plus.
Quand à migrer vers la capitale, quitter une absence de perspectives pour rejoindre un monde de débrouille en mode survie, pas pour moi. Regardez tous ces étudiants diplômés qui y vivent, devrais-je dire qui y survivent de petits boulots…
Alors oui je sais que c’est dangereux, très dangereux et que nombreux sont mes prédécesseurs qui sont restés bloqués dans des situations de misère sur le chemin de l’Eurodorado, voire même qui ont trouvé la mort sur cette route infernale.
Depuis quelques semaines trois jeunes de mon village ont répondu à l’appel de la route. Un soir, ils ont quitté discrètement le village avec leurs maigres économies ; l’un deux à même revendu la moto qu’il utilisait comme taxi pour compléter son pécule. Ils ont donné des nouvelles quinze jours plus tard pour dire qu’ils étaient quelque part aux portes du Sahara. Totalement désargenté, leur appel était aussi un SOS. Mais pas de demi-tour possible, envisageable, non ! Avancer coûte que coûte…
Nous avons appris également très récemment qu’un de mes cousins parti depuis de longs mois et qui avait disparu sans laisser la moindre trace, est en fait mort, englouti par la mer. Pour lui pas d’Ailleurs, mais l’Au-delà. Paix à son âme…
Mais ce n’est pas grave. Chacun sa chance ! Et je dois tenter la mienne malgré le péril ! Si Dieu veut, je rejoindrai l’Eldorado. »
PS : selon le Petit Larousse, l’« Eldorado » est un pays chimérique où l'on a tout en abondance, où la vie est facile….